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Éléonore Louvieux

Histoires courtes ou à suivre - Photographies

Bigue - Partie 1, Chapitre XIII

          En 2008 naquit le troisième fils d’Isabella et Steven. Il suivait Jason, né le 05 janvier 2006 et appelé ainsi en hommage au héros d’une série américaine du moment.  Ce troisième fils, le quatrième enfant d’Isabella, poussa son premier cri le 23 décembre alors qu’on l’attendait pour le 24, et Isabella y comptait bien car elle ne cessait de répéter que ce serait un « génial cadeau de Noël ». Quand il fallut donner le prénom, elle répondit immédiatement « Bigue ». Steven grogna dans son coin. Giuliano et Jacqueline firent part de leur étonnement. Mais Isabella ne baissa pas pavillon et s’entêta : il s’appellerait comme « l’amoureux de la fille dans Sex and the City ». L’infirmière, à qui elle en avait déjà parlé, avait essayé de lui expliquer que c’était un surnom, pas un prénom, que cela en plus voulait dire gros ou grand, cela ne la fit pas changer d’avis au contraire. Elle pensa que c’était le signe que son fils serait un « grand homme » et de toute façon elle trouvait que c’était « trop cool » car il serait le seul à s’appeler ainsi.

          Steven refusa d’aller le déclarer sous ce nom et lui dit qu’elle n’avait qu’à y aller elle-même parce que, lui, refusait « de se taper la honte dans les services à donner un nom pareil ». Heureusement, un médecin qui fut mis au courant précisa que le prénom ne serait de toutes façons pas accepté car ce n’était pas un prénom, tout simplement. Face à la parole du médecin, Isabella accepta de faire marche arrière et elle opta pour sa deuxième option : Rex. Cela sonnait bien et lui plaisait mais malgré tout, elle continuerait de l’appeler Bigue parce que pour elle, c’était son « vrai » prénom. Et puis, elle faisait ce qu’elle voulait quand même avec ses enfants ; c’était elle qui les avait faits, non ?

          Très habitués depuis des années à ne plus se mêler de leurs affaires, Giuliano et Jacqueline ne participèrent pas aux conversations sur le sujet et suivirent tout cela de très loin. Depuis les problèmes qui avaient suivi la naissance de Steve, ils se tenaient à l’écart et ne voyaient leur fille que de temps en temps : quand elle avait besoin d’être emmenée faire des courses – ce qu’elle faisait de moins en moins souvent, les ressources du ménage diminuant régulièrement – ou quand il fallait acheter quelque chose aux enfants parce qu’il manquait un manteau, un pantalon ou des affaires pour la rentrée. Steve avait en effet fait son entrée à l’école maternelle un an auparavant.

          Les grands-parents avaient en réalité plus de nouvelles de Wayne qui habitait à l’autre bout de la France que de leurs autres petits-enfants qui n’habitaient qu’à quelques kilomètres. Un jour, Jacqueline s’en était plainte mais Giuliano lui demanda si elle avait vraiment envie qu’Isabella vienne plus souvent chez eux avec les « petits ». Elle dut admettre qu’elle n’en avait aucune envie et elle ne se plaignit plus de cette situation.

          Ils reportaient tous les deux la plus grosse partie de leur affection et de leur attention sur Wayne. L’aîné de leurs petits-enfants grandissait ; c’était un garçonnet de six ans dont tout le monde vantait les qualités. Il était entré à l’école primaire et tout se passait bien. Il était toujours soucieux de bien faire, le plus souvent parce qu’il avait à coeur de faire plaisir, et il s’entendait très bien avec Victor, le fils que Marco et Sarah avaient eu en 2007. Marco s’entendait toujours très bien avec eux et continuait de les appeler très souvent. C’était une joie pour eux de lui parler au téléphone, et Wayne était toujours aussi enjoué quand il leur racontait ses journées. Lors de l’accouchement de Sarah, ils avaient proposé de venir garder Wayne, ce que Marco avait accepté promptement, ses propres parents étant alors dans l’impossibilité de se déplacer.

          Vivre dans cette atmosphère tranquille, dans cette famille si calme et équilibrée pendant quelques jours, leur avait apporté une joie intense ; mais elle fut suivie d’un regret tout aussi intense – plus peut-être – quand ils durent revenir chez eux et retrouver Isabella et ses « hommes », pour reprendre sa propre expression.

          Un soir, quelques jours après la naissance de Bigue (Jacqueline l’appelait toujours ainsi car elle ne pouvait se résoudre à donner à son petit-fils ce qui était, pour elle, un nom de chien), elle s’assit sur la petite table du salon, face à Giuliano qui s’était enfoncé entre les coussins du canapé.

« - Je voudrais te parler d’une chose à laquelle je pense depuis déjà un moment.

- Je t’écoute.

- On a toujours dit que, quand je serais à la retraite, on en profiterait pour voyager un peu. C’est dans quelques semaines maintenant, et je suis certaine que cela ne se passera pas comme on le veut.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? On a dit qu’on irait au Mont Saint-Michel... depuis le temps que tu en rêves… et dans les Pyrénées. Ce n’est pas la mer à boire comme voyage. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas y aller. »

          Jacqueline n’ajouta rien. Elle le regardait toujours mais se taisait.

« -  À quoi tu penses ? Quand tu me regardes comme ça, c’est que tu as une idée derrière la tête.

- Oui.

- Alors dis-moi.

- Et si… et si on vendait la maison... »

          Elle laissa sa phrase en suspens pour observer la réaction de Giuliano. Pour le moment, elle était moins vive que ce à quoi elle s’était attendue. Cela l’encouragea :

« - Et si, après, on allait s’installer à Marseille ?

- Chez Marco ?

- Non. Pas chez eux. Mais on ne serait pas loin. On pourrait les voir et profiter de Wayne.

- Je ne suis pas sûr qu’ils aimeraient nous voir arriver si près.

- On ne les ennuierait pas. On ne se mêlerait pas de leur vie, comme maintenant. Mais on pourrait voir Wayne un peu plus.

- Et Isabella ?

- Quoi, Isabella ?

- Qu’est-ce qu’elle deviendra ? Qu’est-ce qu’on fait avec elle ?

- Rien. »

          Jacqueline avait conscience que sa réponse était sèche et abrupte mais elle n’en avait pas trouvé d’autre. Face au silence de Giuliano, néanmoins, elle s’expliqua :

« - Je crois qu’elle se passe très bien de nous. Elle se souvient qu’on existe quand elle a besoin d’argent ou qu’il lui faut un chauffeur. Pour l’argent, on peut toujours en envoyer et pour le reste, il faudra qu’elle finisse par se débrouiller.

- Mais les petits ? On ne pourra pas les voir aussi facilement. »

          Jacqueline éclata brusquement en sanglots. Giuliano se redressa d’un seul coup tant il fut surpris. Il lui saisit la main et, pris au dépourvu, ne put que balbutier :

« - Qu’est-ce qu’il y a ma Lina ?

- Je… Je…

- Mais dis-moi ; Lina ! Tu m’inquiètes. Qu’est-ce qu’il y a ? »

          Elle semblait incapable de commencer sa phrase. Elle serra les mâchoires, quelques secondes, inspira profondément, comme quelqu’un qui s’apprête à faire un exercice violent et regarda Giuliano :

« - Je ne peux plus supporter cette situation, ici.

- Quelle situation ?

- Mais tu vois bien quand même. Isabella est incapable de se prendre en mains et Steven, n’en parlons pas. Plus personne dans la région ne lui fait confiance ; il accumule les petits boulots, à mon avis, pas toujours honnêtes. Et les petits dans tout ça ? On ne peut même pas dire qu’ils sont élevés. Et une fois sur deux quand on va les voir, ils ne sont même pas lavés. Enfin tu le vois bien. Leurs vêtements sont tachés ; partout. J’ai honte à chaque fois qu’ils viennent ici ou qu’on sort avec eux. A chaque fois, j’espère qu’on ne croisera personne. Ils n’ont aucun horaire ; ils ne savent pas les faire s’asseoir convenablement… Qu’est-ce qu’on doit dire d’eux ? De nous ?

- On ne peut pas y faire grand-chose. Ce ne sont pas nos enfants. Et Isa ne veut pas qu’on s’en mêle, tu le sais bien. Et franchement, je n’ai pas envie de m’en mêler.

- Je sais bien. Moi non plus, je n’en ai aucune envie. Et justement, puisqu’on ne peut rien y faire, cela ne sert à rien de rester. On ne pourra pas changer quoi que ce soit. On ne peut pas obliger quelqu’un qui se noie à se sauver. Mais on peut au moins essayer de ne pas couler avec lui.

- Je ne vois pas…

- Est-ce que, sous prétexte qu’Isabella est incapable de se comporter en adulte, cela nous interdit d’être heureux ? Est-ce que c’est honteux de vouloir profiter un peu de notre vie à nous ? Est-ce qu’il va falloir supporter jusqu’au bout ce… son… »

          Elle ne pouvait pas aller plus loin. Après un court silence, Giuliano se leva :

« - Mais cela ne changera pas le fond. C’est toujours sur nous que cela tombera. On sera toujours ses parents. Elle sera toujours notre fille.

- Parfois, j’ai du mal à croire qu’elle est ma fille. Je ne ressens pas pour elle, ce que je devrais... pour ma fille.

- Ne dis pas ça, Lina ; tu le regretterais. Tu t’en voudrais après. Ne dis pas des choses comme ça. »

          Il penchait son visage vers elle, à quelques centimètres du sien. Elle lui posa doucement une main sur la joue :

« - Le plus dur, ce n’est pas de les dire, ces choses. Le plus dur, c’est de les vivre et de les penser. »

          Il lui embrassa le creux de la paume de la main :

« - Ça s’arrangera. Tu verras.

- Non, ça ne changera jamais avec elle. Elle est trop bête. Et il faudra qu’on s’occupe sans cesse de prendre en charge leurs problèmes. Je ne veux pas.

- Je comprends. Je sais bien. »

          Il allait s’écarter d’elle mais elle lui attrapa les deux bras :

« - Qu’est-ce qu’on a raté avec elle ? A ton avis ? Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Ou qu’est-ce qu’on a fait ?

- Je ne sais pas. Peut-être que ce n’est pas de notre faute… et pas de la sienne non plus. C’est juste comme ça. Elle est… comme ça. »

          Jacqueline hocha la tête et se leva :

« - Tu réfléchiras à ce que je t’ai dit quand même ? »

          Il opina du chef et elle quitta le salon. Lui, se laissa retomber sur la canapé. Il savait que cette discussion n’en resterait pas là. Pas avec Jacqueline. Il allait devoir vraiment réfléchir à ce qu’elle lui avait dit.

 

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